Alfred elton van vogt – Le monde des A

Le bon sens, quoi qu’il fasse, ne peut manquer de se laisser surprendre à l’occasion. Le but de la science est de lui épargner cette surprise et de créer des processus mentaux qui devront être en étroit accord avec le processus du monde extérieur, de façon à éviter, en tout cas, l’imprévu. Bertrand Russell Les occupants de chaque étage de l’hôtel devront comme d’habitude constituer leurs propres groupes de protection pendant la durée des jeux… Sombre, Gosseyn regardait à travers la vitre bombée de la fenêtre à l’angle de sa chambre d’hôtel. De son observatoire de trente étages, il voyait la ville de la Machine s’étendre au-dessous de lui. Le jour était lumineux et clair, et l’étendue du champ de vision, prodigieuse. A gauche, le fleuve bleu foncé pétillait en petites vagues sous le fouet de la brise tardive. Au nord, les collines mordaient durement l’azur infini du ciel. C’était là l’horizon visible. Entre les collines et le fleuve, des bâtiments s’éparpillaient le long des vastes artères. Pour la plupart, des maisons dont les toits clairs brillaient parmi les palmiers et les plantes semi tropicales. Mais çà et là, il y avait d’autres hôtels et des constructions plus vastes non identifiables à vue. La Machine elle-même s’élevait sur la crête aplanie d’une colline. C’était une tour brillante, argentée, qui se dressait dans le ciel à près de dix kilomètres de là. Les jardins, et le palais présidentiel voisin, disparaissaient en partie derrière les arbres. Mais Gosseyn ne se souciait pas du reste.


La Machine elle-même éclipsait tout autre objet dans son champ de vision. C’était extrêmement tonifiant de la voir. Malgré lui, en dépit de son humeur morose, Gosseyn ressentait une sorte d’émerveillement. Il était là, enfin, prêt à prendre part aux jeux de la Machine, jeux qui signifiaient la richesse et une situation assurée pour ceux qui ne réussissaient que partiellement, et le voyage à Vénus pour le groupe particulier de gagnants. Des années il avait désiré venir, mais il avait fallu qu’elle meure pour que ce soit possible. Chaque chose, pensa Gosseyn morne, se paie. Lorsqu’il rêvait à ce jour, il n’imaginait jamais qu’elle put ne pas être à ses côtés, en train de subir elle-même l’épreuve pour gagner. En ce temps-là, lorsqu’ils se préparaient et qu’ils étudiaient ensemble, c’est la puissance et le pouvoir qui modelaient leur espérance. Partir pour Vénus, ni Patricia ni lui n’avaient pu le concevoir ; ils ne l’envisageaient pas même ; mais maintenant, pour lui seul, même la puissance et la richesse ne signifiaient rien. C’étaient la distance, l’impossibilité d’imaginer Vénus et son mystère et cette promesse de dépaysement qui l’attirait. Il se sentait à l’écart du matérialisme de la Terre. En un sens absolument étranger à la religion, il désirait un changement spirituel. Un coup à la porte interrompit ses réflexions. Il ouvrit et vit un garçon. Le garçon dit : — Monsieur, on m’a envoyé vous prévenir que les autres clients de cet étage sont au salon.

Gosseyn se sentait neutre. — Et alors ? demanda-t-il. — On est en train de discuter les mesures de protection des gens de l’étage pendant la durée des jeux, monsieur. — Ah ! dit Gosseyn. Il était surpris d’avoir oublié. La communication transmise par les émetteurs de l’hôtel l’avait intrigué. Mais il était difficile de concevoir que la plus grande ville du monde put être entièrement dépourvue de police ou de garde pendant la période des jeux. Dans les villes du dehors, dans toutes les autres villes, dans les villages et les communautés, la loi continuait d’être maintenue. Ici, dans la ville de la Machine, pendant un mois il n’y aurait d’autre règle que l’attitude de défense, négative, des groupes. — Je viens, dit Gosseyn en souriant. Dis-leur que je suis nouvellement arrivé et que j’ai oublié. Et merci. Il tendit au garçon un pourboire et le congédia. Il poussa la porte, assujettit les trois fenêtres de plasto et mit un repéreur sur son vidéophone. Puis, fermant avec soin la porte derrière lui, il traversa le hall.

En pénétrant dans le salon, il remarqua un habitant de son propre village, un commerçant nommé Nordegg, debout près de l’entrée. Gosseyn lui fit un signe de tête et un sourire. L’homme le regarda, étonné, et ne rendit ni l’un ni l’autre. Un instant, Gosseyn trouva cela bizarre. Mais cette bizarrerie s’effaça de son esprit lorsqu’il constata que le reste de la nombreuse assemblée présente le regardait. Des yeux clairs, amicaux, des visages curieux, aimables avec une trace de calcul — telle fut l’impression de Gosseyn. Il réprima un sourire. Chacun prenait la mesure de son voisin, tentant d’évaluer quelles chances avait celui-ci de gagner. Il vit un vieil homme, derrière un bureau à côté de la porte, lui faire signe. Gosseyn y alla. L’homme dit : — Il me faut votre nom et tout ça pour le registre. — Gosseyn, dit Gosseyn. Gilbert Gosseyn, Cress-Village, Floride, âge trente-quatre ans, taille un mètre quatre-vingt-cinq, poids quatre-vingt-quatre kilos, signes particuliers néant. Le vieil homme lui sourit en clignant de l’œil. — C’est votre opinion, dit-il.

Si votre esprit ressemble à votre aspect, vous irez loin aux jeux. Il conclut : — Je constate que vous n’avez pas précisé si vous étiez marié. Gosseyn hésita ; il pensait à une morte. — Non, dit-il enfin doucement ; pas marié. — Eh bien, en tout cas vous avez beaucoup d’allure. Puissent les jeux vous révéler digne de Vénus, monsieur Gosseyn. — Merci, dit Gosseyn. Comme il faisait demi-tour pour s’éloigner, Nordegg, l’autre habitant de Cress-Village, le dépassa et se pencha sur le registre. Lorsque Gosseyn regarda une minute après, Nordegg parlait avec animation au vieux monsieur qui semblait protester. Gosseyn, étonné, le regarda, puis il n’y pensa plus, parce qu’un petit homme jovial venait de gagner un coin libre de la salle surpeuplée et levait la main. — Mesdames et messieurs, commença-t-il. Je me permettrai de vous dire que nous devrions commencer notre discussion maintenant. Tous ceux qui se soucient de la protection du groupe ont eu amplement le temps d’arriver* Et par conséquent, sitôt que la période de récusation sera terminée, je suggère que nous fermions les portes et que nous commencions. « Pour les nouveaux candidats aux jeux qui ne savent pas ce que j’entends par période de récusation, poursuivit-il, je précise le processus. Comme vous le savez, chaque personne ici présente sera priée de répéter dans le détecteur de mensonge les renseignements qu’il ou elle aura fournis à l’entrée.

Mais avant que nous ne commencions, si quelqu’un a un doute quelconque sur la légitimité de la présence ici de qui que ce soit, qu’il veuille bien l’exprimer maintenant. Vous avez le droit de récuser toute personne présente. Formulez, je vous prie, tous vos soupçons, même si vous n’avez pas une preuve spécifique. Rappelez-vous, cependant, que le groupe se réunira chaque semaine et que cette récusation pourra se faire à chaque réunion. Y en a-t-il pour l’instant ? — Oui, dit une voix derrière Gosseyn. Je récuse la présence ici d’un individu qui prétend se nommer Gilbert Gosseyn. — Hein ? dit Gosseyn. Il pivota et regarda, incrédule, Nordegg. L’homme le dévisagea sans sourciller puis ses yeux se posèrent sur les visages des gens placés derrière Gosseyn. Il dit : — Quand Gosseyn est entré ici, il m’a fait signe comme s’il me connaissait, aussi j’ai été regarder son nom sur le registre en pensant que cela me rafraîchirait la mémoire. A mon grand étonnement, je l’ai entendu dire qu’il habitait Cress-Village en Floride, d’où moi-même je suis. Cress-Village, mesdames et messieurs, est un petit village plutôt connu, mais il n’a que trois cents habitants. Je suis propriétaire d’un des magasins et je connais tout le monde, absolument tout le monde, dans le village et la campagne avoisinante. Il n’existe pas d’individu à Cress-Village ou aux environs qui s’appelle Gilbert Gosseyn. Les paroles de Nordegg avaient provoqué en Gosseyn un choc considérable qui se dissipa, le temps que fût fini ce discours.

L’impression ultérieure de Gosseyn fut qu’on se moquait de lui de quelque mystérieuse façon. Sinon, le développement de l’accusation paraissait dénué de sens. Il dit : — Tout cela me semble un peu idiot, monsieur Nordegg. Il s’arrêta. — C’est bien votre nom, n’est-ce pas? — Exact, approuva Nordegg, quoique je me demande comment vous l’avez su. — Votre magasin à Cress-Village, insista Gosseyn, est au bout d’une rangée de neuf maisons, à un carrefour ? — Sans aucun doute, dit Nordegg, vous êtes passé par Cress-Village, ou en chair et en os, ou sur une photographie. La prétention de l’homme irrita Gosseyn. Il lutta contre sa colère et dit : — A environ deux kilomètres à l’ouest de votre magasin, il y a une maison dont la forme est plutôt bizarre. — Il appelle ça une maison ! dit Nordegg. La demeure célèbre dans le monde entier de la famille Hardie. — Hardie, dit Gosseyn, était le nom de jeune fille de ma femme. Elle est morte il y a environ un mois. Patricia Hardie. Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ? Il vit Nordegg adresser un sourire ravi aux visages attentifs qui les entouraient. — Eh bien, mesdames et messieurs, vous pouvez juger vous-mêmes.

Il dit que Patricia Hardie était sa femme. Je suppose que nous aurions tous entendu parler de ce mariage s’il avait eu lieu. Et qu’elle soit actuellement feu Patricia Hardie, ou Patricia Gosseyn, eh bien — il sourit —, tout ce que je peux dire, c’est que je l’ai vue hier matin, elle était tout ce qu’il y a de plus vivant, très belle et très en forme sur son cheval favori, un arabe blanc. Cela cessait d’être ridicule. Rien ne collait plus. Patricia n’avait jamais eu de cheval, blanc ou autre. Ils étaient pauvres, ils travaillaient dans leur petit verger pendant le jour, étudiaient la nuit. Et Cress-Village n’avait jamais été mondialement célèbre en tant que demeure des Hardie. Les Hardie, ce n’était personne. Qui diable étaient-ils censés être ? La question le frappa. Avec netteté, il vit le moyen de sortir de l’impasse. — Je ne puis que suggérer, dit-il, une vérification de mes assertions par le détecteur. Mais le détecteur répondit : — Non, vous n’êtes pas Gilbert Gosseyn, et vous n’avez jamais vécu à Cress-Village. Vous êtes… La machine s’interrompit. Les dizaines de petits tubes électroniques clignotèrent, incertains.

— Oui, oui ? insista le petit homme trapu, qui est-il? Il y eut une longue pause, puis : — Son esprit n’en contient aucune trace, dit le détecteur. Il y a autour de lui une aura de force d’un genre unique. Mais lui-même ne paraît pas au courant de sa vraie identité. Dans les circonstances actuelles, aucune identification n’est possible. — Et dans les circonstances actuelles, dit le petit trapu d’un ton définitif, je ne puis que vous suggérer une proche visite au psychiatre, monsieur Gosseyn. Sans aucun doute, vous ne pouvez rester ici. Une minute plus tard, Gosseyn était dans le corridor. Une pensée, un but reposaient dans son cerveau comme un bloc de glace. Il parvint à sa chambre et demanda un numéro au vidéophone. Il fallut deux minutes pour être en liaison avec Cress-Village. La figure d’une inconnue apparut sur la plaque. C’était un visage plutôt sévère, mais jeune et intelligent. — Ici, miss Treechers, la secrétaire en Floride de miss Patricia Hardie. De quoi désirez-vous entretenir miss Hardie ? L’espace d’un instant, l’existence d’une personne telle que miss Treechers le troubla, puis Gosseyn se ressaisit et dit : — C’est personnel. Et il est important que je lui parle à elle-même.

Passez-la-moi immédiatement, je vous prie. Sa voix, son visage ou ses gestes devaient être empreints d’autorité. La jeune femme dit, hésitante : — Je ne dois pas le dire, mais vous pourrez joindre miss Hardie au palais de la Machine. Gosseyn explosa. — Elle est ici, dans la capitale ! Il ne s’aperçut pas qu’il raccrochait. Mais soudain la figure de la femme ne fut plus là. Le vidéo était noir. Il restait seul avec la révélation : Patricia vivait ! Il l’avait su naturellement. Son cerveau, entraîné à accepter les choses telles qu’elles étaient, s’était incliné devant ce fait qu’un détecteur de mensonge ne ment pas. Assis là, il se sentait bizarrement satisfait de la nouvelle. Il n’avait aucune envie d’appeler le palais de la Machine, de parler à Patricia, de la voir. Demain, naturellement, il lui faudrait y aller, mais cela paraissait très loin dans l’espacetemps. Il se rendit compte que l’on frappait violemment à la porte. Il l’ouvrit à quatre hommes dont le premier, un grand type jeune, dit : — Je suis le sous gérant. Désolé, mais il vous faut partir.

Nous vous consignerons vos bagages en bas. Pendant le mois sans police, nous ne pouvons pas courir de risques du fait d’individus suspects. Il lui fallut environ vingt minutes pour se faire vider de l’hôtel. La nuit tombait lorsqu’il se mit à marcher lentement dans la rue presque déserte. Aristote… très doué… influença sans doute le plus grand nombre de gens qui aient jamais subi l’emprise d’un seul homme… Nos drames commencèrent lorsque le biologiste « intensif » Aristote prit le pas sur le mathématicien philosophe « extensif » Platon, et combina toutes les identités primaires, tous les postulats subjectifs… en un système impressionnant que nous ne pûmes, pendant plus de deux mille ans, réviser sans risquer la persécution… Pour cette raison, on a donné son nom aux doctrines bispéculatives dites aristotéliciennes et, inversement, les réalités, polyspéculatives de la science moderne ont reçu le nom de non aristotéliciennes… Il était trop tôt pour que ce fût bien dangereux. La nuit, bien que déjà tombée, commençait à peine. Les bandes et les meutes, les meurtriers et les voleurs qui allaient bientôt apparaître attendaient qu’il fît plus sombre. Gosseyn passa devant une pancarte qui s’illuminait par éclairs, répétant ces mots tentateurs : CHAMBRE POUR LES ISOLES 20 DOLLARS LA NUIT

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